LES ANTICORPS DE LA RÉPUBLIQUE
Kamel Bencheikh, le président de la République des poètes
Kamel Bencheikh est une sorte de polymathe des lettres : journaliste, écrivain, essayiste et poète ; il touche à tout et s’essaie à tous les genres avec le même bonheur. Cela ne m’étonnerait guère d’apprendre un jour prochain qu’il est devenu mangaka, rédacteur d’un guide des bières belges ou parolier de heavy metal...
Par Marc Hellebroeck
Publié le 25 octobre 2025

La vie et l’œuvre de Kamel Bencheikh évoquent Étienne de la Boétie.
Si les textes du poète Kamel incitent parfois à la rêverie, les analyses du journaliste et essayiste Bencheikh sont d’une lucidité froide et désespérée : « Dans les années 1970, l’avenir semblait pourtant plein de promesses. En à peine quelques décennies, tout ce qui s’est pratiqué en Algérie s’est transformé négativement. Soixante ans après l’indépendance du pays, il n’y a plus que des perspectives inquiétantes », dit-il de son pays natal dans le journal en ligne Le Matin d’Algérie. A quelques mots près, j’applique ce constat déprimant à la France, son pays d’accueil : dans les années 1970, l’avenir semblait pourtant plein de promesses. En à peine quelques décennies, tout ce qui s’est pratiqué en France s’est transformé négativement. Presque soixante ans après le départ du général de Gaulle, il n’y a plus que des perspectives inquiétantes.
En effet, la France et l’Algérie, outre leur passé commun (parfois douloureux) ont connu une évolution parallèle : ces deux grandes nations -la première qui fut le phare de l’Europe, la seconde qui devrait être celui de l’Afrique- sont gouvernées depuis plus d’un demi-siècle par des classes politiques médiocres, corrompues et incompétentes qui les entraînent vers le bas.
Un humaniste égaré au XXIème siècle
La vie et l’œuvre de Kamel Bencheikh évoquent Étienne de la Boétie : comme l’immortel auteur du « Discours de la servitude volontaire », notre humaniste franco-algérien dénonce la tyrannie et s’interroge sans cesse sur la soumission de ses contemporains à ladite tyrannie.
Né et ayant vécu sous une dictature militaire, il possède une connaissance intime de la violence morale et physique des régimes tyranniques. Il aurait d’ailleurs pu intégrer la caste du pouvoir et faire carrière dans la haute fonction publique algérienne : « Je pouvais devenir l’un des taiseux et l’un des soumis », écrit-il dans un vers autobiographique…
La Boétie écrivait, pour sa part, que « la tyrannie ne s’exerce que sur ceux qui y consentent ». Avec humilité, je détournerais cette phrase en affirmant que la tyrannie ne s’exerce que sur ceux qui se sentent cons. Et, à cet égard, Kamel Bencheikh a choisi de ne jamais laisser la tyrannie du régime algérien s’exercer sur lui ! Il est donc venu en France, forcément attiré par un pays dont l’hymne chante « contre nous de la tyrannie ».
Le parallèle avec la Boétie s’étend jusqu’à son amitié avec Boualem Sansal. Une amitié au sein de laquelle, il n’y a pas, chez Kamel Bencheikh, une once de cette jalousie si commune chez les gens de lettres quand ils sont confrontés à un écrivain de génie appelé à marquer l’histoire de la littérature.
Depuis le 16 novembre 2024 (date de l’incarcération arbitraire de Boualem Sansal), Kamel s’investit corps et âme, chaque heure de chaque jour, pour tenter de faire libérer celui qui est son frère d’encre. Kamel est désormais Voltaire, tentant d’obtenir la réhabilitation de Calas ; il est aussi Zola, se battant pour la libération de Dreyfus. En se plaçant dans cette lignée prestigieuse d’écrivains français engagés contre l’injustice, il rachète l’honneur de la France, un honneur compromis par le silence mortifère de l’Élysée et par la pusillanimité du ministère français des Affaires étrangères.
« Parce que c’était lui, parce que c’était moi », écrivait Montaigne, à propos de son ami Étienne, disparu si jeune. « Parce que Boualem luit, parce que je le dois », pourrait écrire Kamel Bencheikh à propos de son ami, embastillé pour délit d’opinion, comme le fut Voltaire.
Les Lumières, un fantôme et l’exil
Voltaire, les Lumières, décidément on n’en sort pas dès qu’il s’agit de liberté ! Et pour ceux qui pensent que le combat de Kamel Bencheikh est vain, que des articles, des poèmes ou des romans ne renversent pas les dictatures, je répondrais que ce sont les œuvres des Lumières qui ont fait infuser les idées de liberté et d’égalité dans la société française d’Ancien Régime : sans Voltaire, Montesquieu, Diderot et Rousseau, pas de Révolution française ! « De l’esprit des lois » et le « Traité sur la tolérance » ont abattu les murs de la Bastille aussi sûrement que les canons des Gardes françaises ! Les mots des écrivains donnent la fièvre aux tyrannies et c’est d’ailleurs pour tenter d’éradiquer le virus de la liberté qu’elles pratiquent l’autodafé et la censure.
Kamel Bencheikh est hanté, presque toute son œuvre est hantée. Autour de lui, entre les lignes de ses livres, un fantôme rôde. Ce spectre, c’est le journaliste, écrivain et poète de langue française Tahar Djaout, assassiné par les islamistes à Alger en 1993 -et son œuvre à venir avec lui. Que deviennent les livres que les poètes assassinés n’ont pas eu le temps d’écrire ? Existe-t-il un paradis, un uni-vers pour les poèmes morts-nés ? Tout comme il est loyal envers Boualem Sansal, Kamel demeure fidèle à la mémoire de cet autre ami, victime des terroristes : il poursuit donc une œuvre militante en faveur de la laïcité, de l’égalité des sexes et de la liberté d’expression. Cela lui vaut d’ailleurs la vindicte des islamofascistes et de leurs supplétifs de l’extrême gauche française, mais avoir ces deux-là comme ennemis équivaut aujourd’hui, en France, à un double certificat de républicanisme ! Kamel, le fantôme, derrière ton épaule, il te sourit…
Sauf à connaître le triste sort de Boualem Sansal, Kamel Bencheikh ne peut plus retourner en Algérie. Il ne s’en plaint pas, mais il est probable que Sétif lui manque. L’âge venant, ses tifs lui manquent peut-être aussi (il me pardonnera cette taquinerie). Je lui dédie ces quelques mots de Michel Berger : « Je veux chanter pour ceux qui sont loin de chez eux, et qui ont dans leurs yeux, quelque chose qui fait mal, qui fait mal ».
Les mousquetaires du verbe
Tahar Djaout, Boualem Sansal, Kamel Daoud et Kamel Bencheikh : ils étaient les mousquetaires des lettres algériennes, critiques contre l’absolutisme politique du régime algérien et en lutte contre le droit divin des islamistes. Au passage, on remarquera que si la gérontocratie algérienne emprisonne les écrivains, les islamistes, quant à eux, les tuent : pouvoir politique et terroristes sont complices dans cette entreprise de destruction de la littérature et de la liberté de pensée.
Que penser en effet du rapport à la littérature d’une junte militaire qui contraint ses écrivains à l’exil ou qui les emprisonne, mais qui réserve un accueil triomphal au député LFI Delogu ? Que penser également du rapport à la littérature de prêcheurs intégristes qui estiment qu’un seul livre est nécessaire ?
Qui est capable de s’affranchir de dogmes politiques et religieux sait que les écrivains détiennent une parcelle de divinité car écrire un livre, c’est créer un monde…
Tahar Djaout fut le premier mousquetaire à disparaître : il était Porthos, brave jusqu’à la témérité. Semblable au géant crée par Alexandre Dumas qui, à la fin du « Vicomte de Bragelonne », se sacrifie pour sauver ses camarades, Tahar Djaout est mort pour la liberté d’expression.
Aujourd’hui, c’est l’aîné des mousquetaires, le sage Athos-Boualem Sansal, qui risque de périr dans une geôle algérienne, tandis que le jeune d’Artagnan-Kamel Daoud, en ce qui le concerne, est frappé d’une fatwa lancée par cette même junte militaire qui a embastillé Boualem Sansal, une junte qui n’hésite pas à espionner et à traquer ses dissidents jusque sur le sol français, profitant de l’à-plat-ventrisme de notre exécutif.
Kamel Bencheikh ne veut certainement pas être Aramis, dernier mousquetaire survivant, en deuil de ses camarades disparus…
En France, depuis Clément Marot, on a coutume de désigner un « Prince des poètes ». Républicain et laïque, Kamel Bencheikh ne saurait prétendre à ce titre trop évocateur de monarchisme. En revanche, qu’attend-on pour l’élire président de la République des poètes ?
Merci, Kamel Bencheikh.
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