Boualem Sansal, prisonnier du silence
Par Kamel Bencheikh
Publié le 3 avril 2025

Kamel Bencheikh avec Boualem Sansal.
Un pays trahit toujours ses poètes avant de trahir son âme. Il commence par les ignorer, les moquer, puis, quand la peur s’installe et que l’ombre s’épaissit, il les jette dans des geôles. Parce que la lumière qu’ils portent devient insupportable aux yeux de ceux qui ne vivent que pour la nuit.
Le 27 mars 2025, Boualem Sansal a été condamné.
Cinq ans de prison. Cinq années volées à un homme de 80 ans, dont le seul crime a été d’aimer la liberté plus que le silence.
Dans une salle glaciale, sous le regard de juges qui n’avaient pour seul livre de chevet que l’obéissance, le couperet est tombé, mécanique et absurde. Dix ans avaient été réclamés, cinq ont été accordés. Comme si l’injustice pouvait se négocier.
Un pays qui enferme un écrivain enferme bien plus que lui. Il enferme ses rêves, sa mémoire, son avenir. Il scelle ses propres lèvres et tisse autour de lui le linceul de l’oubli.
Les Cendres de la Justice
Un homme qui pense est un danger. Un écrivain qui éclaire le monde est un incendie que le pouvoir ne sait éteindre qu’en l’étouffant sous la cendre. Mais peut-on arrêter le vent ?
Au lieu de répondre par la force de l’argument, au lieu d’ouvrir le grand livre du débat, l’Algérie officielle a choisi la fuite, le bâillon, les chaînes.
La parole de Boualem n’a pas été combattue par une autre parole mais par les barreaux.
Elle a été étranglée.
Elle a été enterrée vivante.
Ils auraient pu discuter avec lui, lui opposer des visions, des idées, des certitudes. Parler de l’histoire, de la Palestine, du Sahara occidental, du destin d’un pays qui cherche encore son reflet dans le miroir du temps.
Mais pour cela, il faut du courage.
Alors ils ont fait ce que font tous les régimes qui tremblent : ils l’ont enfermé.
La nuit qui recouvre l’Algérie
Ce qui est arrivé à Boualem Sansal n’est pas un accident. C’est un symptôme.
Un palier de plus dans cette lente descente vers l’obscurité.
Autrefois, des voix libres résonnaient encore.
Autrefois, la presse osait défier le pouvoir, les cafés littéraires bruissaient d’idées, et la jeunesse rêvait de lendemains moins corsetés.
Mais aujourd’hui, tout cela n’est plus qu’un écho lointain.
Là où hier on écrivait, on murmure.
Là où hier on contestait, on se tait.
Là où hier on s’indignait, on détourne le regard.
Les journaux sont devenus des parchemins dociles, les universités des temples du renoncement, les tribunaux des théâtres d’ombres où se joue l’éternelle farce de la soumission.
Et dans cet immense silence imposé, un écrivain enchaîné est une victoire pour eux.
Une victoire sur le courage, une victoire sur l’intelligence.
Une victoire sur ce que l’Algérie aurait pu être.
Le pacte avec l’obscurantisme
Autrefois, le régime et les islamistes étaient ennemis. Désormais, ils marchent ensemble.
Autrefois, ils se combattaient dans la violence. Aujourd’hui, ils partagent le pouvoir.
Les écrivains ? Ils les méprisent.
Les intellectuels ? Ils les effacent.
La liberté ? Elle est devenue une anomalie, une maladie honteuse qu’il faut extirper du corps de la nation.
Les bourreaux d’hier sont les alliés d’aujourd’hui.
Les extrémistes religieux exigent, le régime s’exécute.
Ils veulent une école à leur image : on la leur donne.
Ils veulent une presse agenouillée : on la leur offre.
Ils veulent une Algérie amputée de ses pluralités, exilée de sa propre histoire : on la leur abandonne.
Et dans cet échange funeste, Boualem Sansal est un trophée.
Un otage.
Le silence des intellectuels algériens
Mais il y a pire que l’injustice : il y a ceux qui l’acceptent.
Ceux qui auraient dû parler, et qui se taisent.
Ceux qui auraient dû se lever, et qui baissent les yeux.
Ceux qui auraient dû hurler, et qui murmurent.
Où sont-ils, ces intellectuels algériens qui hier encore défendaient la liberté ?
Où sont-ils, ces écrivains, ces penseurs, ces artistes qui auraient dû être en première ligne ?
Ils comptent les jours. Ils préfèrent éviter la tempête.
Ils rentrent en Algérie à pas feutrés, retrouvent leurs familles, échangent quelques sourires, et repartent en s’assurant de n’avoir dérangé personne.
Leur silence est une trahison.
Nous ne lâcherons rien
Mais nous, nous ne nous tairons pas.
Nous refuserons que le nom de Boualem Sansal soit jeté dans l’oubli et aux chiens.
Nous serons là, chaque jour, à rappeler son emprisonnement, à crier son innocence, à dénoncer l’infamie.
L’Algérie a encore une chance.
Elle peut encore réparer cette erreur.
Elle peut encore libérer Boualem Sansal et montrer qu’elle n’est pas définitivement tombée du côté de la nuit.
Mais qu’elle sache une chose : si Boualem Sansal venait à mourir en prison, alors l’Algérie elle-même aurait signé son propre arrêt de mort moral.
L’histoire n’oubliera pas.
Et l’histoire sera impitoyable.
K. B.
Kamel Bencheikh, écrivain franco-algérien, ami de Boualem Sansal. Dernier ouvrage paru : L’islamisme ou la crucifixion de l’Occident, préface de Stéphane Rozès, éditions Frantz Fanon, novembre 2024, 258 pages.
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