Enquête
À Alicante, les réseaux invisibles de l’émigration algérienne
Il y a quelques jours, Rupture révélait sous la plume de Mohamed Sifaoui, l’existence de réseaux clandestins, orchestrés depuis Alger, et visant à manipuler les flux migratoires vers l’Europe, notamment la France. Ce nouvel épisode s’attarde sur un volet peu exploré. À Alicante, un poste consulaire devenu central dans cette opération, plusieurs diplomates apparaissent comme les pivots de cette stratégie d’État.
Par Mohamed Sifaoui
Publié le 29 mai 2025

En 2024, 11 521 migrants clandestins, dont 9 611 Algériens, sont arrivés en Espagne en provenance d’Algérie.
Depuis 2020, la route maritime entre les côtes de l’ouest algérien et le sud-est espagnol connaît un regain d’activité migratoire. Derrière ce flux persistant de harragas, ces jeunes Algériens qui fuient clandestinement leur pays au péril de leur vie, un faisceau d’indices converge vers une orchestration bien plus structurée qu’il n’y paraît. Des éléments suggèrent l’existence d’un encadrement officieux, coordonné par les services secrets algériens, et relayé au sein même du réseau diplomatique basé en Espagne.
Selon des témoignages recueillis auprès d’acteurs proches de l’administration consulaire et des sources sécuritaires algériennes et européennes, un dispositif structuré aurait vu le jour à l’orée de la pandémie, impliquant directement plusieurs représentants consulaires en poste à Alicante. L’objectif : faciliter le départ de centaines de ressortissants algériens chaque semaine, en majorité issus de milieux précaires ou porteurs de passés judiciaires lourds. Et cette politique gérée par les plus grands patrons des services algériens depuis le printemps 2020 a été validée par la Présidence algérienne peu après la propulsion au sommet de l’État d’Abdelmadjid Tebboune.
La traversée, bien connue des garde-côtes espagnols, est rapide : avec une mer calme, trois à quatre heures de traversée entre Bou Sfer, près d’Oran, et les plages d’Almeria.
Dès mars 2020, les services algériens, en particulier la DGDSE, la Direction général de la documentation et de la sécurité extérieure, dirigée alors par le colonel Kamel-Eddine Remili, et la DGSI, la Direction générale de la sécurité intérieure, sous le général Ouassini Bouazza (aujourd’hui en prison) auraient piloté ce programme. L’objectif : envoyer chaque jour entre 300 et 500 migrants illégaux vers les côtes espagnoles. Nous sommes en mesure aujourd’hui d’affirmer que ces départs ne seraient pas spontanés. Ils s’inscrivent dans une stratégie rigoureusement organisée. Les migrants concernés, souvent des repris de justice, sont sélectionnés, pris en charge logistiquement, et bénéficient de la bienveillance, voire de l’assistance active des autorités consulaires algériennes en Espagne.
La traversée, bien connue des garde-côtes espagnols, est rapide : avec une mer calme, trois à quatre heures de traversée entre Bousfer, près d’Oran et les plages d’Almeria. Ce qui interpelle, ce n’est pas tant la fréquence de ces départs que leur régularité, et surtout, les protections dont bénéficieraient certains migrants à leur arrivée. En clair, selon nos informations, les départs se font à partir de villas, gérés par la DGSI algérienne, situés sur les côtes où sont stationnés de robustes bateaux pneumatiques semi-rigides dotés de puissants moteurs. Sur des créneaux horaires déterminés pendant lesquels les garde-côtes regardent ailleurs et sur des coordonnées GPS préalablement donnés aux passeurs, plusieurs dizaines de personnes sont emmenés vers la péninsule ibérique. La machine semble bien rôdée depuis plusieurs années désormais.
Ils auraient reçu pour consigne, depuis 2020, de ne pas faciliter le retour de ces migrants en Algérie. Une directive traduite par le refus quasi systématique de délivrer des laissez-passer consulaires.
Alicante, ville portuaire devenue point de chute privilégié pour beaucoup d’Algériens, a vu passer entre 2020 et 2022 trois consuls généraux qui se sont particulièrement illustrés dans cette opération : Rached Hannache (décédé en 2021), le colonel Boualem Benaceur, alias Hamza (actuellement incarcéré dans un règlement de comptes entre galonnés), et le colonel Djamel Benkrourou, alias Toufik, revenu à Alger le 16 mai 2025. D’après plusieurs sources, ils auraient reçu pour consigne, depuis 2020, de ne pas faciliter le retour de ces migrants en Algérie. Une directive traduite par le refus quasi systématique de délivrer des laissez-passer consulaires pour les personnes retenues en centre de rétention. Moins de 5 % des demandes seraient traitées favorablement.
Parfois, des aides matérielles seraient accordées à certains migrants : 1000 à 2000 euros accordés en espèces, orientations vers des réseaux de transport vers la France ou la Belgique, voire, dans des cas rares, transferts organisés via des véhicules diplomatiques pour éviter les contrôles aux frontières. Généralement, les services consulaires demandent à ces « harragas » d’utiliser les applications de covoiturage pour passer discrètement en France. C’est ce que nous raconte une source au sein du consulat : « Ceux qui étaient recommandés par Alger bénéficiaient d’un traitement de faveur. Ils étaient accompagnés jusqu’à la frontière franco-espagnole pour éviter tout contrôle. »
Cette politique sert plusieurs intérêts pour le régime : d’une part, elle permet d’exporter des individus jugés indésirables ou compromettants ; d’autre part, elle offre une soupape à la pression sociale intérieure. Mais elle répond également à des objectifs de pénétration des diasporas algériennes en Europe, voire d’infiltration d’environnements sensibles dans un contexte géopolitique de plus en plus tendu. Il y a une volonté manifeste de la part des autorités algériennes d’utiliser cette arme pour accroitre leur communauté du renseignement, mais surtout pour pouvoir disposer à terme d’un levier qui pourrait déstabiliser les pays en question. En ce qui concerne la Belgique, la volonté des services algériens vise à contrebalancer avec l’immigration marocaine, présente en nombre dans la capitale de l’Europe, et pouvoir ainsi y accroitre son influence. Alicante apparaît aujourd’hui comme un nœud discret mais stratégique dans cette mécanique. Plusieurs observateurs y voient le prolongement d’une logique d’influence étatique algérienne au sein de la diaspora. « C’est un poste de coordination, pas seulement un consulat », observe un responsable espagnol.
Il est curieux qu’un pays comme l’Algérie qui a beaucoup investi dans son armée, y compris dans son arme navale, ne puisse pas en définitive sécuriser ses frontières maritimes.
Les données disponibles confirment une intensification des départs depuis les côtes algériennes. En 2024, environ 11 521 migrants clandestins, dont 9 611 Algériens, sont arrivés en Espagne en provenance d’Algérie, contre 7 599 migrants, dont 6 432 Algériens, en 2023. Cette augmentation significative témoigne de la persistance du phénomène.
Les îles Baléares, notamment Majorque et Ibiza, sont devenues également des destinations courantes pour ces migrants. Entre janvier et octobre 2024, environ 4 000 migrants ont atteint les plages des Baléares, une forte augmentation par rapport aux 2 200 arrivées enregistrées en 2023. Il est curieux qu’un pays comme l’Algérie qui a beaucoup investi dans son armée, y compris dans son arme navale, ne puisse pas en définitive sécuriser ses frontières maritimes en évoquant systématiquement les 1200 km de côte. C’est en tout cas ce que prétendent les Algériens quand ils répondent à leurs homologues européens. Le paradoxe est là : un pays dont l’armée est l’une des plus équipées du continent africain se dit incapable de contenir un phénomène migratoire localisé. Ce flou soulève des interrogations chez beaucoup de responsables français et espagnols. « En vérité, la surveillance des harragas pourrait concerner quelques centaines de kilomètres seulement, l’arc de la route en direction des côtes andalouses ou les Baléares », explique un cadre sécuritaire français. D’autant plus que ce silence, souvent présenté comme une impuissance, semble cacher une stratégie maîtrisée, articulée à des objectifs qui vont bien au-delà de la seule gestion des migrations.
Aujourd’hui, les services de renseignement français cherchent, selon nos sources, à trouver la solution pour amener le pouvoir algérien à cesser cette politique d’hostilité. Cela passera probablement par un rapport de force qu’il faudra mettre en place, car, à l’évidence, le régime de Tebboune, qui choisit le jusqu’au-boutisme et les postures inamicales à l’égard de la France, ne comprendra que cette option.
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